
« Mon père était tellement de gauche qu’on habitait rue Jean Jaurès/En face du square Maurice Thorez avant d’aller vivre à Montrouge »
Les Fatals Picards, Mon père était tellement de gauche, 2007
La « banlieue rouge » est une réalité odonymique. On rencontre en effet dans les villes de la banlieue sud de Paris, une quantité impressionnante de voies de communication nommées d’après des personnalités de gauche. Outre les habituelles rues Jean Jaurès, Auguste Blanqui et Louis Arago, on remarque la présence récurrente de rues ou d’avenues Salvador Allende, Louise Michel, Rosa Parks, Lénine et maints autres camarades socialistes. La « banlieue rouge » est-elle cependant une réalité toponymique ?
D’aucuns, par ignorance ou par humour, ont cru pouvoir discerner dans certains noms de ville l’influence d’une histoire politique orientée très à gauche. Il n’en est rien. Ces toponymes ont en fait une origine bien plus ancienne. Si la banlieue sud s’est jadis tournée vers l’est ce n’est pas tant pour ses théories et expériences politiques, qu’en raison des conflits qui s’y sont déroulés successivement sous le commandement des Bonaparte oncle et neveu. La Russie d’alors inspire moins les idéologues que les cabaretiers et les aubergistes, qui voient passer dans leurs établissements de nombreux soldats de l’Empire.
Écartons ici Montrouge, qui ne doit peut-être son nom qu’à la couleur de ses sols, pour nous pencher sur des villes aux dénominations plus étranges dont les sonorités russes ne manquent pas de surprendre les nouveaux venus.
Vous vous en doutez, nous voulons parler des villes du Kremlin-Bicêtre et de Malakoff. Nous n’évoquerons pour l’instant que la première, mais nous reviendrons dans une prochaine publication sur la curieuse histoire de Malakoff.
Venons-en donc au Kremlin-Bicêtre, ou au « KB », comme on l’entend parfois.
Le nom de cette ville est sans doute le plus insolite que l’on puisse rencontrer dans toute la banlieue sud.
Tout d’abord, ce nom composé est assez singulier. La plupart des noms composés sont en effet construits suivant le même modèle : ils sont formés d’un premier nom auquel viennent se rajouter des précisions géographiques (sur Seine, Malabry…), historiques, administratives ou politiques. Cela permet de distinguer la ville d’éventuels homonymes ou la rattacher à une seigneurie donnée, généralement celle d’un roi (Choisy-le-Roi, Bourg-la-Reine, etc.), ou la placer sous la protection d’un saint patron (Villeneuve-Saint-Georges). Par ailleurs, le mot placé en seconde position est en général la partie la plus récente du nom.
Le Kremlin-Bicêtre fait exception, la première partie du nom étant apparue quelques siècles après la seconde. On parlait de Bicêtre bien avant que le mot « Kremlin » ne soit connu des habitants de la banlieue sud.
La commune, qui n’était d’abord qu’un petit domaine relevant de la paroisse de Gentilly, s’est longtemps appelée Bicêtre, ou plutôt « Bicestre », terme qui est vraisemblablement une déformation du nom du second propriétaire des lieux : l’abbé de Winchester. La triste histoire du château (pillé par les Anglais puis incendié par les Bourguignons) a fait que l’on a pu voir dans le terme de « bissêtre » », qui succéda à « bicestre », l’ancien français « malheur ». Et il y a sans doute une forme de vérité dans cette étymologie inventive : une vérité littéraire qui n’est pas étrangère à l’histoire (puisque l’histoire est récits). Mais gardons-nous de confondre les signes et leurs symboles, cela ne serait pas « sérieux ». Tâchons plutôt de rendre aux uns et aux autres leur véritable signification.
Que signifie donc, pour en revenir à notre nom composé, l’inversion de la logique toponymique qui régit d’ordinaire la création de mots du même genre ? Comment comprendre que le toponyme ancien ait été relégué à la seconde place ? Ce déplacement s’explique-t-il par des facilités de prononciation, ou a-t-il pour origine la plus grande notoriété du lieu nommé Kremlin par rapport à celle du lieu nommé Bicêtre ?
Le fait est que la future ville du Kremlin-Bicêtre ne s’est vraiment développée qu’à partir du XIXe siècle, avec la création d’un cabaret Au Sergent du Kremlin, d’abord destiné aux blessés de la Campagne de Russie hospitalisés à Bicêtre.
Le manoir par deux fois incendiés a en effet depuis le XVIIe siècle laissé place à un hospice, devenu entre-temps prison et asile. Longtemps, le bâtiment n’est entouré que de champs. Bicêtre n’est alors qu’une prison ou un hôpital (ce qui, à l’époque, revient plus ou moins au même). Il faut donc attendre le XIXe siècle pour que des significations plus positives soient rattachées à ce lieu.
Le cabaret du Kremlin, qui attire bientôt banlieusards et Parisiens, se fait une réputation. Dès 1830, on raconte qu’il est fréquenté par des bonapartistes et l’on dit même que des prisonniers de Bicêtre s’échappent en empruntant ses souterrains. Cela relève bien sûr de la légende, mais, comme l’exprime John Ford : « Quand la légende dépasse la réalité, on publie la légende ». Et quand la légende change l’histoire, alors il faut l’écrire.